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✴︎ La Revue des Ressources

Car le cri,
organiquement,
et le souffle qui l’accompagne
ont ce pouvoir d’exhausser le corps,
de l’emmener à cet état d’animation, de fulguration de ses parois internes, d’ébullition vraie de ses puissances, de ses facultés et de ses voix,
qui […] exige une dépense insensée de volonté et de sensibilité.

Ces cris étirés jusqu’à plus souffle, immédiatement repris, réitérés, nous entraînent dans des bouches béantes, nous font tomber dans les ténèbres œsophagiennes jusqu’à d’effarantes profondeurs où tout n’est qu’extrême tension, étrangeté, tourments. La musique de Ni Zheng ne vous offrira que peu de répit. Vous serez en état quasi permanent d’absolue vigilance, vous serez happés dans des entrailles : machinerie de ressorts et de chairs où règnent créatures indistinctes et peurs primales. C’est un espace où l’agitation paraît dénuée de toute signifiance, un espace d’avant le langage, à l’image de cette « Nuit utérine » que constitue la quatrième composition. Qu’un tel degré de crudité authentique puisse être atteint avec autant de raffinement, de justesse et de maîtrise participe probablement de la fascination qu’exerce, de bout en bout, « Body of Immanence ». Ni Zheng possède un sens incroyablement aigu de la musique concrète, un rapport viscéral aux sons dont elle connaît les pouvoirs et les subtilités : « les sons m’ont transformée bien davantage que je ne les ai modifiés », confie-t-elle dans l’entretien ci-dessous. Sa musique ouvre une faille, crée une déchirure dans l’ordonnancement du monde et s’y risquer relève de l’épreuve. C’est accéder à une forme de « théâtre de la cruauté » tel qu’Artaud a pu le concevoir :

Ce qui est vraiment le théâtre,
c’est faire trisser le son
jusqu’à ce que la fibre de la vie grince.

Celles et ceux qui songeront à des films d’épouvante ou d’horreur auront bien évidemment tout faux. La musique concrète, par le principe même de son exclusive mise en sons, contrecarre toute tentation de mise en scène simpliste et réductrice. Elle déjoue d’emblée l’obscène et ce voyeurisme abreuvé d’images mais dépourvu d’imaginaire qu’il suscite le plus souvent. Si cette musique d’écorchée, souvent terrifiante, prend source dans l’intime, c’est justement pour le dépasser et faire sourdre de notre fond commun d’irreprésentable, d’informe et d’enfoui, un souffle vital. « Ce fût un processus cathartique et libérateur » explique Ni Zheng. De même que la « cruauté » au sens d’Artaud n’est pas délectation de la violence mais impérative épreuve et revendication :

J’emploie le mot cruauté dans le sens d’appétit de vie, de rigueur cosmique et de nécessité implacable, dans le sens gnostique de tourbillon de vie qui dévore les ténèbres, dans le sens de cette douleur hors de la nécessité inéluctable de laquelle la vie ne saurait s’exercer […]

Des enregistrements de terrain, des sonorités captées au cours de fréquentes échappées solitaires dans des lieux à l’abandon, des sons fabriqués en studio à l’aide d’objets trouvés, d’instruments, des voix gutturales des cris des râles émanant de son propre corps éprouvé, des raclements, des susurrements qui tous entrent en tension les uns avec les autres sous des chapes de basses oppressantes ou sur le fil tranchant d’aigus lancinants.

J’écoute et je travaille les sons qui me touchent et éveillent mes sens, qui défient les limites de mon corps, qui me troublent et me rassurent, me brisent et me soignent tout à la fois.

La musique de Ni Zheng est envoûtement et conjuration. L’ambiguïté s’y déploie, s’y propage, y grouille. Nous sommes au contact de notre être perdu, jeté au monde, assailli par la réalité de chaos et de bestialité qui le constitue. Un état critique de crise mais qui, dirait Henri Maldiney, « nous met en demeure d’être ».

- Yann Leblanc

✴︎ ATTN:Magzine

It’s already too much. Whatever preceded the opening of Body Of Immanence, it was surely intense. ni zheng’s voice is already strained as if the body is pushing back with its last reserves, her howl splintering into rasps and overtones. All around her are clunks, scrapes and the low trundling of engines, forming a strange mechanical enclosure that presses inward as the body resists. These opposing forces never truly resolve. ni zheng sources vitality from quivering synthesiser dissonances, unrelenting low frequencies, stifled hydraulic expulsions, the croaks of wooden burdened winches…energetic bursts are cut short, thwarted, unable to relieve themselves. Remarkable is the album’s cruel use of the stereo field, which situates the listener within a cramped central corridor while huge accumulations of sound – field recordings, voices, drones – press inward from either side.

Miraculously there are melodies, albeit sparingly present. The 10-minute “in the land of the fathers” closes with a chord progression that seems to emerge from nowhere, murmuring like a chorus of earthworms, drenching the composition’s agitation with a sort of violet-hued fatigue. Other pieces allude to melody or rhythmic coherence but never fully embrace it – “uterine night” ticks like a clock, with a dirging upturned jig manifesting between metronomic knocks of rhythm and theremin-esque whine, while the closing “deperson” places a dreadful pulse beneath the slow escalations of a nocturnal ceremony: muffled corvid calls, ghoulish winds, high screams, trickling liquids. There’s something morbid about how the album marks the passing of time. Each second is violently extinguished, rabidly feasted upon.

- Jack Chuter





✴︎ Silence and Sound

La jeune artiste Ni Zheng fait preuve d’une maturité impressionnante avec Body Of Immanence, oeuvre puissante aux allures d’invitation à une fête païenne, à laquelle sont convoqués démons et monstres en tous genres, animaux des profondeurs de forêts imaginaires et d’humains ouverts au chaos de la vie.

Body Of Immanence est une succession de titres sensitifs, explorant des puissances ancestrales cachées dans les profondeurs de l’oubli. Les field recordings se mêlent à des sonorités d’origines diverses, créant un univers étrange et inquiétant, duquel émane une impression de culte shamanique, enseveli sous les décombres de pierres nécromanciennes.

Ni Zheng sculpte le son, taille une matière volatile harponnée à de puissantes forces telluriques, jouant sur les contrates avec maestria pour donner naissance à un monde lovecraftien à la noirceur enveloppante, écrin d’émanations sensorielles nourries de douleurs et de peines, d’existences éphémères et d’immensité nocturne. Superbe.

- Roland Torres



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